Qui fait encore de la vraie stéréo?

Aujourd'hui, alors que l'on parle de reproduction sonore à cinq canaux et que les systèmes Surround avec voie arrière sont très en vogue, par un curieux paradoxe, on oublie de se demander qui, parmi les éditeurs phonographiques, fait encore de la vraie stéréo.
(reproduction d'un éditorial de Jean-Marie Piel publié en Mars 1995 dans la revue Diapason)

Depuis un peu plus d'un an, le petit monde du son est en effervescence. De grands chambardements vont avoir lieu, nous dit-on. Nous sommes à l'aube de la «pentaphonie », d'un nouveau son en cinq canaux numériques. D'ailleurs le standard est déjà adopté par la plupart des grandes instances électroacoustiques de part le monde, y compris les organismes de radiodiffusion qui voient dans cette innovation une occasion d'élargir leur audience. D'ores et déjà les systèmes « Dolby Surround » dérivés du cinéma, avec voie arrière et voie centrale, grignotent des parts de marché sur le terrain de la Hi-Fi traditionnelle, étroitement liée à la stéréo classique à deux canaux.
Même si elles semblent aujourd'hui plus sérieuses grâce aux liens étroits qu'elles entretiennent avec l'image, il faut se rappeler que ces tentatives destinées à renouveler le marché de la Hi-Fi ne sont pas nouvelles. Il y a une quinzaine d'années déjà on voulut imposer la tétraphonie qui utilisait quatre enceintes avec quatre pseudo-canaux et s'apparentait aux procédés « Surround » actuels. Ce fut un fiasco mémorable. Il est vrai que les supports de l'époque -le microsillon principalement - se prêtaient mal à l'inscription de canaux supplémentaires, alors que cela ne pose plus guère de problème à présent avec les disques numériques. Il est vrai aussi que la miniaturisation des enceintes n'en était qu'à ses débuts et que les maîtresses de maison voyaient d'un très mauvais œil l'adoption d'une paire supplémentaire de haut-parleurs. Il est vrai enfin que ce nouveau standard se voulait au service de la seule musique et ne bénéficiait pas de ce puissant appui que représente la télévision. Les conditions étaient donc fort différentes et l'échec explicable, sinon prévisible.

En fait la seule analogie existante entre ces deux grandes tentatives de transformation technologique à quinze ans d'intervalle, c'est la soi-disant recherche d'un relief sonore accru. Mais il est clair que dans les deux cas cette recherche aurait été sans objet si la stéréophonie avait tenu ses promesses. A l'époque de la tétraphonie, l'arrivée d'une Hi-Fi plus grand public, principalement en provenance d'Extrême-Orient, s'est traduite par une perte générale de la notion de relief sonore. Les chaînes devenaient de moins en moins aptes à rendre avec précision les sons dans J'espace, à restituer des plans sonores. Les constructeurs d'enceintes notamment étaient surtout absorbés par le souci de miniaturiser leurs produits et de les rendre plus accessibles. Rares étaient ceux, comme Elipson ou Cabasse en France, qui continuaient à travailler sérieusement la question du relief stéréophonique et de son réalisme, en liaison avec les techniques de prise de son. A présent, on doit reconnaître que le matériel a fait d'incontestables progrès. Malheureusement le problème s'est déplacé: les prises de son purement stéréophoniques, hélas! sont devenues l'exception.

Sans prendre des positions intégristes sur le sujet, il faut bien se rendre à l'évidence : les enregistrements réalisés avec deux ou trois microphones seulement - autrement dit les seuls qui peuvent restituer un relief sonore cohérent - ne représentent plus qu'une infime minorité. Ne parlons pas de la musique « moderne » où chaque instrument est « travaillé » avec son propre microphone. Dès lors, la reconstitution d'une espace naturel, donc d'un relief authentique, est hors de question pour des raisons d'interférences et de disparités' entre les différentes images sonores superposées. A présent, même en musique classique, la majorité des prises de son de grands ensembles orchestraux ou choraux font appel à une multitude de microphones d'appoint qui sont autant d'entrave à une stéréo cohérente, reflétant fidèlement le relief des sons acoustiques. On nous dira qu'il est parfois impossible d'obtenir une image sonore équilibrée sans ajouter un microphone sur les contrebasses, le soliste ou les cuivres. Si tel est le cas on se demande comment procédaient les meilleurs ingénieurs du son dans les années 50/60 ? Quels que soient les effectifs musicaux, ils se contentaient de deux ou trois microphones, et les résultats étaient exceptionnels de relief, de lisibilité et de cohésion spatiale. Il suffit de réécouter les enregistrements Decca, RCA « Living Stereo » ou Mercury, pour ne citer que les plus fameux. On mesure alors tout ce que les techniques modernes de prise de son nous ont fait perdre en matière de relief. C'est fort dommage mais c'est ainsi, même parmi les plus grandes maisons, il n'en est pratiquement plus qui, pour leurs prises de son de grands effectifs, se risquent à faire de la stéréo intégrale. Certes la multiplication des microphones facilitent considérablement les problèmes de mixage et d'équilibre et elle permet de faire ressortir une quantité croissante de détails. Mais c'est forcément au détriment du relief.
Rien ne peut l'empêcher - pas même les systèmes numériques les plus sophistiqués qui visent à remettre à peu près en phase les micros disséminés aux quatre coins d'une salle. Il ne faut pas se leurrer: la multiplication des canaux n'a jamais amélioré le relief, bien au contraire - à moins de les multiplier jusqu'au système de reproduction lui-même, sans mélange aucun. Aussi ne faut-il pas s'étonner, aujourd'hui où la vraie stéréo devient de plus en plus rare à la source, de voir fleurir à nouveau toutes sortes de systèmes et de gadgets visant par des artifices plus ou moins sophistiqués à créer une illusion, sinon de relief, d'espace qui n'a finalement pas grand rapport avec la haute fidélité.

>> Cet article rédigé il y a plus de 20 ans (son auteur nous a malheureusement quitté l'an dernier) mettait le doigt sur un problème qui n'a hélas fait qu'empirer depuis.

Plus la technologie audio avance et plus la musicalité recule. Bien triste constat.